La bailaora

Publié initialement sur Retard Magazine – Illustration : Astro Nascha

La première fois que je me suis rendue dans le bar métro Blanche où une cousine encore inconnue m’avait donné rendez-vous, je suis arrivée en avance et l’ai attendue en lisant. Et puis lorsqu’on est descendu au sous-sol dans une minuscule salle voutée, pour écouter un concert de flamenco, j’ai arrêté de respirer.

L’espace réduit accueillait un public aggloméré sur des sièges en bois, débordant sur les cotés de l’estrade, le tablao, sur lequel les talons sonnent haut et clair. Le chanteur et le guitariste, l’un à la peau tannée et la barbe poivre, l’autre plus jeune, le cheveu sombre et le front baissé vers son instrument, faisaient face à la scène. Assise à leurs côtés, la danseuse accompagnait, d’abord la guitare puis le chant, du rythme sourd de ses paumes. Dans une immobilité totale, les yeux progressivement écarquillés, j’ai laissé les sons ruisseler sur moi. Après un moment, les larmes ont affleuré, sous les accents des cordes et la profondeur du chant. Mais c’était visuellement que je m’imprégnais. Impossible de ne pas noter, avec une manie ethnographique, tout ce qui me semblait inhabituel, différent de ce que je connaissais.

Chaque mouvement du concert mettait au premier plan un protagoniste différent. Lorsque le guitariste jouait seul, ses compagnons et le public l’appuyaient, de leurs mains et de leurs cris, encouragements brefs lancés en bouquets. Quand la musique s’atténuait et que l’attention se portait sur le chanteur, le processus se reproduisait. C’était à son tour d’être au centre, les mélodies oscillantes de guitare et les olé lui étant désormais adressés. C’est bête, mais lorsqu’on n’a pas la moindre expérience des musiques traditionnelles et de leurs cadres de production, ce genre d’enchainements fait tout drôle. La participation par la voix, les approbations sonores – le jaleo – créent une communion qui ne m’avait jamais été donnée de voir.

Mais ni les mélodies, ni le chant ne m’ont collé suffisamment d’extase dans le crâne pour avoir envie de coucher ces impressions sur le papier. C’est sur la danse que mon émerveillement s’était littéralement polarisé. Et sur son interprète. La violence avec laquelle elle martyrisait de sol de ses talons, les angles arrogants de sa nuque, ses doigts en ailes d’oiseau, menaçant de fondre sur une cible invisible, l’érigèrent au rang de demi-déesse. La voir discuter et rire, vêtue d’un manteau sombre, à l’issue du spectacle, me fit l’effet d’un non-sens, un phénomène scientifiquement impossible. J’ai préféré me dire qu’elles étaient deux. Une femme dans un bar, en 2016 à Paris, et une danseuse hors du commun des mortels et d’un quelconque espace-temps.

En retournant, des mois plus tard, dans ce même bar métro Blanche, en attendant la même cousine avec un livre différent, je ne souhaitais que la revoir. Vérifier cette impression paranormale, une fois passé le saisissement de la nouveauté. Accompagnée des mêmes chanteur et guitariste, ainsi que d’un joueur de cajón, cette percussion parallélépipédique sur laquelle le musicien est assis, la danseuse se tenait à la place qu’elle occupe pendant la majeure partie du concert : assise à droite du chanteur, ses seules mains comme accompagnement. Parce que les épisodes de danse sont aussi brefs que fulgurants, lorsque son menton se relève et qu’elle porte sur les plinthes un regard rouge, on sait que l’un d’eux approche. Ce soir, elle est vêtue d’une longue robe noire, boutonnée des poignets jusqu’au cou et sanglée dans un corsage de velours orangé. Sa tresse noire se libèrera de ses attaches sous l’effet des mouvements erratiques et brusques. Comme le vagabondage de la guitare, comme la complainte du chant, la danse flamenca semble ne suivre aucune structure ordonnée. Art d’errance et de paradis perdu, les contrastes qui la sertissent saisissent l’estomac, malaxent les tripes et pétrifient le palpitant.

Désormais, la danseuse s’est levée. La musique parait un peu plus lointaine. Alors qu’elle élève ses bras au dessus d’elle, certains mouvements très lents voient son profil immobile s’auréoler des courbes que dessinent ses doigts. C’est dans cette quasi-immobilité que son intensité s’avère pourtant la plus grande. Les ombres de son visage aux pommettes hautes et au nez aquilin donnent à ses traits une dureté occulte. Les sourcils ombrageux, la mâchoire serrée, ses gestes s’accélèrent brusquement. Elle s’enroule autour de ses bras, matraque le sol de son jeu de talon, s’assène de grandes claques sur la poitrine. Ma respiration revient peu à peu, alors que je me cramponne du regard à ses élans de feu follet. J’ai l’impression d’avoir mes trois grands-parents morts derrière l’épaule. Peut-être que c’est ça, les racines. Une survivance infime, qui a le pouvoir de nous faire ressentir plus fort et de nous rapprocher des fantômes.

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