Comment est-ce que je me suis retrouvée à lire un bouquin sur Jésus ? Durant les premières pages de “La victoire des Sans Roi. Révolution gnostique”, qui passent en revue différentes appropriations par les apôtres de la pensée de Jésus, j’ai eu le temps de me poser la question. Je n’ai pas le moindre rapport avec la religion et un intérêt en dessous de zéro pour le christianisme. Mais il a fallu deux phrases, en fin de chapitre, pour que craque l’allumette de la curiosité et que je me souvienne ce que j’étais venue faire là.
“Dieu est le pire ennemi de Jésus et Jésus est le pire ennemi de Dieu.
Et c’est là que les problèmes commencent.”
Si je viens de finir un bouquin sur les Gnostiques, les premiers adversaires du christianisme, fidèles de Jésus mais dissidents de l’Eglise chrétienne, c’est de la faute de Pacôme Thiellement.
J’ai rencontré ses écrits autour de 2012-2013. Je lisais à l’époque avidement le site qui a le plus bâti ma conscience politique, Les Mots Sont Importants, créé par Sylvie Tissot et Pierre Tevanian. Les articles de Pacôme Thiellement portaient sur “Céline et Julie vont en bateau”, le film de Jacques Rivette. Je me souviens, je n’y comprenais rien. C’étaient parmi les textes les plus ésotériques, confus et colorés que j’avais pu lire. Mais il élaborait une analyse qui avait créé en moi une petite déflagration. Sa proposition consistait à dire que les films dans lesquels les femmes sont amies, collaborent entre elles et ne sont pas punies pour ça, sont rarissimes. “Céline et Julie” en est le parangon. Le film, que j’ai fini par découvrir lors d’un mini ciné-club féministe, compte depuis parmi ce que j’ai vu de plus ésotérique, confus et coloré. Et les bouquins de Pacôme Thiellement me happent peu importe le sujet.
Il parvient à écrire avec suspense des essais qui articulent une mosaïque d’objets culturels populaires et des enseignements théoriques et spirituels qui, on l’aura compris, peuvent remonter à perpète. Il a l’art de semer des graines qui font lever un sourcil, tendre l’oreille, et qu’on ne comprendra pourtant que deux ouvrages plus loin. Il parle de gens, de lieux, en énonçant des noms qui ne sont pas toujours explicités. Sans nécessairement de contexte ni de pédagogie, le lecteur doit accepter de ne pas savoir où il va, où il est. Pour la blague, j’ai lu tout “Tu m’as donné de la crasse et j’en ai fait de l’or” et un bon tiers de “La victoire des Sans Roi” en pensant que le lieu de la découverte des textes des Gnostiques en 1945, la bibliothèque de Nag Hammadi, appartenait à quelqu’un. Je pensais que Nag Hammadi était une personne. (C’est une ville égyptienne proche de Louxor). Mais quand bien même on est souvent paumé, quand bien même la langue, les correspondances et les symboles sont parfois obscurs, je n’ai jamais été passionnée par des essais de cette façon. A part chez Mona Chollet, ce n’est jamais un type de littérature que je n’arrive pas à lâcher. Pourquoi est-ce que j’aime autant les livres de Pacôme Thiellement ?
Je partage peu de ses obsessions culturelles. Il y a bien Lynch, Philip K. Dick, The OA… Mais je ne suis ni proche de Franck Zappa, ni des Beatles, ni de Beaudelaire, ni de Blake, ni de Shakespeare. Je n’ai fini ni Lost, ni Buffy, ni The Leftovers. Mais ce n’est pas un problème. J’ai mes propres obsessions et je sais ce que ça peut faire à l’âme. De ça découle ma fascination pour le travail d’alchimiste qu’il opère, connectant des séries TV à des préceptes datant du début de la chrétienté, reliant au divin des récits de science-fiction et tirant de pop songs des enseignements existentiels. Il me semble être l’un de ceux qui parviennent le mieux à penser avec ses obsessions culturelles. Et il fournit généreusement la possibilité de penser avec lui. Son appropriation des œuvres, l’exégèse qu’il en fait, consiste à en retirer ce qui peut s’appliquer à l’existence. Ce qui peut résonner dans des petits bouts d’histoires personnelles, pour les connecter, les réconcilier ou en adoucir les contours. Il réussit à aller très haut dans l’abstraction, à nous égarer dans des circonvolutions vaporeuses, pour ensuite revenir tout en bas, l’appliquer au plus concret. Pacôme Thiellement nous dit littéralement comment l’art aide à vire.
Je suis parfois déstabilisée par sa façon de connecter des choses qui semblent n’avoir rien à voir. Chez Thiellement, si deux choses renvoient le même éclat, c’est qu’elles ont une essence en commun. Il a une façon de planter des connexions entre les idées avec un aplomb qui leur donnerait presque de l’objectivité. Avec une habileté d’illusionniste, Il fait apparaitre un pont entre deux rives avant de vous regarder droit dans les yeux : “Evidemment qu’il a toujours été là, ce pont. Vous ne l’aviez jamais remarqué ?”. La pratique n’est pas pour autant sans rigueur. Il y a bien des références aux Sans Roi dans les discours de John Lennon, quand bien même la lecture des paroles d’une chanson ne nous semble pas immédiatement probante. Mais si la pratique trouble, c’est que le fait de plaquer ses propres conceptions sur un contexte différent, de tisser une narration entre des évènements indépendants, est considéré dans des domaines comme les sciences humaines comme un écueil. Mais là, il le peut. Il y a dans la pensée critique sur l’art une liberté d’un autre ordre. Ce qu’il y a de chouette, quand on parle de forces supérieures, de pop culture et de prescriptions spirituelles (avec le même sérieux) c’est qu’on peut se permettre de bâtir des ponts qui finissent par ressembler à des tourbillons arachnéens. La sensibilité n’obéit à aucune autre loi que la subjectivité.
Même si on n’a pas les mêmes codes ou les mêmes interprétations de l’univers, on peut se retrouver dans ce que Pacôme Thiellement garde du monde pour en faire une planche de salut : “l’art, l’amour et la politique”.