Des choses à écouter (et beaucoup d’explications)

Si je devais trouver un fil rouge aux trois points que je voudrais aborder aujourd’hui, ce serait la radio. (Mais comme on dirait que je vais brandir un power point, je vais me calmer tout de suite.) Voici donc deux réflexions, enfin trois, et une recommandation musicale, ou plutôt deux. Enfin, vous verrez.

*

D’abord, il y a une histoire de nostalgie. La période présente (notez que je contourne habilement l’expression de « contexte actuel ») modifie mon rapport à la nostalgie. C’est un truc que j’aime bien d’habitude, j’y suis très encline, à la nostalgie. Je me roule volontiers dans des souvenirs, notamment convoqués par la musique, et j’apprécie la pointe de tristesse qui va avec la dimension révolue des choses. Et là, le brouillard généralisé m’a salopé ce petit plaisir. Tout ce qui se rapporte à l’enfance et aux moments où j’ai grandi a un sale goût. Il suffit d’un extrait d’Amélie Poulain sur Instagram ou le passage de « Louxor j’adore » de Philippe Katerine à la radio pour avoir envie de couper le son pudiquement, comme si l’émotion était trop exubérante. Avec ce bordel, je ne suis pas seulement nostalgique de la vie en société qu’on avait encore il y a huit mois, j’ai aussi l’impression violente que le monde de mon enfance et de mon adolescence a claqué la porte, saoulé, et qu’il ne reviendra jamais. Et ça me rend ouf. Non seulement notre vision de l’avenir est franchement embrunie, mais il faut en plus que notre rapport au passé soit affecté ? Rendez l’argent franchement.

Un truc qui me fait cet effet là en permanence – et que j’entretiens pourtant – c’est la playlist « Labelpop dans un bonjour » de Vincent Théval. Cette playlist Spotify de 83 heures (!!) correspond à l’agrégation par un algorithme des morceaux que le producteur de l’ancienne émission « Label Pop » de France Musique a longtemps posté sur Twitter. Je ne sais pas de quand elle date, mais le réseau social en question l’a fait remonter jusqu’à moi récemment et en a fait ma station quotidienne. En son sein, un monceau de titres dont l’époque ou le style me replongent dans le cœur des années 2000. Je suis de retour au collège et au lycée, baignant dans les influences musicales de mes parents, les Inrocks et Radio France en open bar. Si je retombe sur certains morceaux connus et parfois oubliés, la grande majorité est une découverte. Le sentiment de nostalgie est d’autant plus étonnant qu’il s’applique à des choses que je ne connais pas. C’est la raison pour laquelle je passe autant de temps dans cette playlist. Elle a la fraicheur de la nouveauté, le confort du familier et elle est piquetée de pincements au cœur.

Un autre élément qui m’a interrogée dernièrement concerne notre rapport à la nouveauté. Voilà encore un truc qui se trouve modifié par notre façon de vivre aujourd’hui. La réflexion vient d’un article d’une spationaute qui avait passé quatre mois avec des collègues dans une capsule sur un volcan, ne sortant qu’en combinaison spatiale, pour simuler une expérience de vie sur Mars. C’est un article comme mille autres sur les façons de mieux vivre le confinement, mais écrit par quelqu’un qui sait à peu près de quoi elle parle. Elle pointe que l’espèce humaine est faite pour s’adapter à un environnement changeant, et donc qu’un des enjeux à gérer sérieusement dans ces conditions, c’est l’ennui. No shit Sherlock me direz-vous, mais ça ouvre des perspectives pas inintéressantes.

Je fais partie de ces personnes qui chérissent les rituels saisonniers, la répétition cyclique, même les routines banales. Mais certaines formes de répétition me rendent dingue. Impossible de comprendre les gens qui vont courir dans un même parc tous les jours. Ce serait au dessus de mes forces. Manger tout le temps la même chose me désespère. C’est con, mais l’idée selon laquelle on a besoin de nouveauté, petite ou grande, pour vivre bien ne m’était jamais apparue clairement. Je pense que c’est ça, aussi, qu’apporte l’art au quotidien. Des choses auxquelles on n’a jamais été confronté.

Des livres et des films, il est admis qu’on les choisisse plutôt neufs. On peut certes relire ou revoir, mais les œuvres sont généralement vouées à être traversées une seule fois. On les absorbe, on s’en souviendra peut-être, mais on n’y reviendra pas. La musique par contre, est davantage destinée à la répétition. On peut passer une vie de mélomane en écoutant des milliers de fois les mêmes albums. Si j’aime bien ponctuellement relire un livre ou revoir un film, je ne réécoute presque jamais de la musique. Les albums que je découvre et que j’adore peuvent m’obséder et être écoutés 15 fois de suite dans une journée, pendant une certaine période. Mais ensuite, ils entrent dans une bibliothèque immatérielle qui a tout du cimetière. Je n’y retourne plus. Parfois, à la faveur d’un voyage en train, je cherche par une écoute particulière à réactiver une émotion, et un album est exhumé. Mais la musique de tous les jours doit être fraiche et neuve. C’est un fonctionnement différent de personnes que je connais (dont Pauline, qui en parlait dans le podcast) qui passent énormément de temps aux côtés d’albums précis, qui ont souvent marqué une période particulière de leur vie, comme le passage à l’âge adulte.

Ca amène à s’interroger sur les moyens de mettre du neuf dans la vie entre quatre murs qu’on a actuellement. La répétition, le même, l’impossibilité de sortir du même environnement, de la même activité, du même décor, est l’un des trucs qui rend fou. Au niveau le plus trivial, il y a la cuisine. Super ressource. Connaître cinq ou six variations de sauce tomate peut changer des tas de choses. Il y a les promenades dont on modifie le tracé (mais pour peu qu’on ait déjà épuisé son environnement au premier confinement, c’est très limité). Pour moi, il y a les interviews d’artistes. Des écrivain.es surtout, parfois des journalistes ou des dessinateur.rices, plus rarement des musicien.es. Chez les personnes qui leur tendent le micro, la palme va à Richard Gaitet, avec Bookmakers (quel chef-d’œuvre), mais je pioche aussi chez Eva Bester, Fanny Ruwet, Louie Media, les masterclasses de France Culture. Là en ce moment, c’est l’Heure bleue de Laure Adler qui passe au tamis. Je n’écoute que les femmes. Ce n’est même pas volontaire ou militant. C’est juste que les hommes ne m’intéressent pas. C’est difficile de faire des choses nouvelles en confinement mais ça permet de réaliser à quel point on en a besoin. Ecouter ces interviews, ça rapproche de la pensée de quelqu’un, et par la voix, ça rapproche des corps. Ça habille le temps, ça peuple un appartement. Ça donne à la fin d’une journée, à la fin d’une semaine, l’impression paradoxale de l’avoir richement meublée.

Enfin, il y a un album. Les failles cachées de Pomme. Putain, qu’est-ce que c’est bien, Pomme. Je l’ai entendue plusieurs fois en interview parce qu’elle est souvent invitée par des gens que j’aime bien. Mais je ne serai jamais allée écouter sa musique de moi-même si les programmateurs de Radio France ne s’en étaient pas chargés. Pour être franche, my elitist ass était tenté de faire la gueule face à un album récompensé d’une victoire de la musique. Oui c’est pas glorieux, mais ça se glisse là, au milieu de l’émerveillement. C’est dingue de se rendre compte qu’il faut encore évacuer de soi-même des résidus de misogynie pour apprécier et parler d’une telle artiste normalement. En la prenant au sérieux, sans la réduire à son âge, sa tête, son succès ou ses idées. Ces considérations sont la raison pour laquelle certains ne l’écouteront jamais. Parce que derrière, il y a une fille de 25 ans, féministe, écologiste, le cheveu décoloré, plébiscitée par France Inter. La culture du purisme fonctionne tellement bien avec les ressors réactionnaires (cf : « Comment la critique des “bobos” est passée à droite » sur Google).

Les failles cachées donc, version longue de son deuxième album sorti en 2019. Elu meilleur album de promenade de moins d’un kilomètre. Il n’y a pas chez Pomme l’emphase et la théâtralité vocale qu’on entend souvent chez des chanteuses françaises contemporaines, et que je n’aime pas trop. La production est dans son époque. Les failles cachées a tout de l’album acoustique qui ne l’est pas. L’instrumental est parfaitement dépouillé, le piano est central, la guitare aussi. Les rythmiques sont feutrées et chargées de la parfaite dose d’électronique pour se détourner d’un certain style d’albums de balades françaises à guitare (fécond dans les années 2000). Mais couplés à sa voix chaude, certains détails rétro ancrent l’album dans une atmosphère de carte postale, quelque part entre les mélodies légères des piano-bars de l’époque de Barbara et les chansons de grandes actrices, de Jeanne Moreau à Romy Schneider. Les mélodies semblent entourées d’un halo, comme si elles émergeaient d’un rideau de pluie. C’est un album qui sent la forêt, la brume et l’humidité. Il y a une telle justesse dans les arrangements. Pensés pour être enveloppants, pour sertir sa voix sans brusquerie, ils révèlent des souffles de saule-pleureur, des airs de boîte à musique, des vocalises qui sont comme des mouvements de fantômes. Il y a parfois une tension dramatique dans les montées d’arpèges qui prend à la gorge. Une tristesse dorée qui luit de partout.

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