Je ne peux plus manifester. Les réactions de mon corps et de mon cerveau sont trop violentes. Ça fait quatre ans que j’ai peur d’aller en manif, deux que j’ai complètement arrêté. Lordon a suffisamment répété que la politique, c’est des affects. Et bien mon incapacité à manifester crée en moi une boule d’affects inextricable. Je ne l’encaisse pas. La Marche des Libertés avait lieu aujourd’hui et choisir de ne pas y aller me rend malade.
Quand des projets de lois – ou des lois scélérates déjà votées telle que l’actuelle « sécurité globale » – créent des vagues de colère et de dégoût, la réaction de beaucoup est d’aller manifester. Les manifs doivent être le seul élément de notre patrimoine national qui m’est cher. Depuis que je suis gosse, le images de foules qui passent parfois à la télé me collent les larmes aux yeux (mon grand-père maternel était comme ça aussi, mais avec les discours de Georges Marchais).
En 2016, j’ai participé à mon premier mouvement, celui contre la loi Travail, Nuit Debout en toile de fond. C’étaient les AG, les comités de mobilisation étudiants, les actions de soutien aux cheminot.es. Une manif par semaine pendant deux mois. C’était la première fois que je marchais sans avoir l’impression de regarder les autres faire. Sans avancer doucement, avec ma mère ou quelques ami.es. Là j’avais mis les pattes chez les « organisés », côté SUD et NPA, qui ont hérité de la tradition de la Jeunesse Communiste Révolutionnaire d’après-guerre de donner de son corps en manif. Chanter, courir, bondir, s’égosiller de slogans. Rire beaucoup. J’aimais la force que ça donnait, de se préparer à rejoindre les autres. S’habiller différemment, un blouson plus pratique qu’un long manteau, un foulard pour se protéger des gaz. Le numéro d’un avocat écrit au stylo sur le bras. Ça me gonflait le corps d’une force dont je n’avais pas l’habitude (qui étouffait brièvement le syndrome de la bonne élève qui craint l’autorité.) Chaque marche était une explosion de sensations, de communauté et d’exaltation. Jusqu’à ce qu’elles deviennent de mois en moins légères, et que chaque fois qu’on a frôlé la violence des flics me marque un peu plus. Le numéro sur mon bras, je l’apprenais presque par cœur, de stress.
Et puis, il y a eu le 1e mai 2016. On a été coincés dans une longue nasse sous un cagnard de fin de parcours, avant la place de la Nation. Les flics cherchaient à séparer le cortège de tête du cortège syndical. Ils faisaient souvent ça, on ne traite pas les vénérables organisations comme les petits sauvages du black bloc. (En vrai, je pense qu’ils les détestent tous, c’est juste qu’ils tapent plus fort à l’avant – là où il n’y a personne qui s’assoie à la table des négociations). J’ai fais des gestes que je n’avais jamais faits, former des chaines avec les bras, marcher bras-dessus bras-dessous, le corps écrasé contre ceux d’inconnus pour résister, si elles viennent, aux charges des CRS. On a avancé comme ça un moment, avec les rangées de keufs à deux mètres derrière nous. La peur me courait, liquide, sous la peau. Quand la nasse se disperse, c’est l’explosion de joie. L’autre partie du cortège a fait pression – et ce n’est pas une image : ils ont poussé ensemble le cordon de flics, refusant que le cortège soit coupé en deux. On reforme des rangs serrés pour finir le parcours (c’est toujours le groupe qui protège, la règle n°1 pour éviter les arrestations est de rester groupés). La dernière partie du Boulevard Voltaire m’apparaît comme un goulot d’étranglement. Et là c’est l’enfer. Des salves de grenades lacrymo nous tombent sur la gueule. On avance les yeux fermés, sans pouvoir respirer dans le déluge de gaz. Des projectiles volent, je meurs de peur d’être atteinte par quelque chose, que des gens autour de moi soient blessés. On en sort choqués. En fermant les yeux ce soir-là avant de dormir, je vois un mélange de mouvements brusques, d’uniformes et de tonfa.
Après le mouvement social de 2016, j’ai continué ponctuellement à manifester, comme je pouvais. Des 1e mai, des 8 mars. C’était aussi un moyen de voir mes ami.es. On s’y retrouvait, on marchait ensemble. Aujourd’hui quand les messages groupés donnent un point de rendez-vous pour le départ, je n’ai plus rien à répondre. Je sais que même si ça se passe bien, le bruit des fumi va me faire bondir. La présence même lointaine des flics va me tordre le ventre. Parfois, pendant les Gilets jaunes, je suis passée non loin de moments de tension. Même pas des affrontements, juste cette ambiance si reconnaissable où l’air est électrique et les flics semblent nerveux. Mon plexus solaire se liquéfiait, ruisselant dans mon estomac, pendant qu’une pelote de nerfs tambourinait contre les parois de ma gorge. Il ne se passait rien. J’avais juste croisé deux matraques et une vague odeur de lacrymo.
J’ai beau être traumatisée par 2016, je suis toujours tentée de dire que ce n’était pas grand chose. Que des camarades ont vécu 100 fois pire et qu’ils et elles continuent d’aller en manif. Je sais bien que mon expérience est une microscopique goutte d’eau face à celle des gens que les violences policières ciblent en priorité. (Et que la société ne s’alarme que depuis que ça passe ailleurs qu’en banlieue ou à Calais.) Mais je n’arrive pas à être en paix avec ma peur. Je n’arrive pas à la voir autrement que comme une faiblesse. Je vois juste ce qu’elle m’empêche de faire – se retrouver ensemble, laisser sortir la colère et sentir la force du nombre. Au delà du sentiment d’impuissance, de la frustration désespérée de rester chez soi, il y a la honte de ne pas y arriver, de ne même pas essayer. C’est toujours chouette d’en rajouter soi-même une petite couche.
Heureusement qu’il y a des gens autour de moi pour me dire que c’est normal d’avoir peur. Je sais aussi que c’est ultra validiste de juger l’incapacité qu’ont certain.es à manifester. Mais chez celles et ceux qui ont le militantisme chevillé à l’existence, qui cherchent toujours à convaincre, à politiser les autres et à les amener à grossir les rangs (tout un tas de pratiques que je comprends mais dont certaines ont pu me déranger), je sais qu’on regarde mal ceux qui ne viennent pas. Ceux qui ne s’indignent pas ou qui ont mieux à faire. Les valeurs de lutte et de résistance ont ce revers.
Je vois souvent sur les réseaux sociaux des gens qui ne peuvent pas se déplacer (parce qu’ils ont une famille, des soucis de santé ou qu’ils sont éloignés géographiquement) remercier ceux qui manifestent. D’habitude je les envie de pouvoir exprimer simplement cette reconnaissance, moi qui ne suis qu’un bocal d’amertume. Là, le fait d’avoir foutu tout ça par écrit me calme un peu. Je peux plus facilement penser comme eux. Les images du monde et des pancartes d’aujourd’hui me réjouissent. Tout ce que je peux faire c’est diriger ma rage contre les flics et les politiques plutôt que contre moi-même.