
Au début des années 2010, j’ai écrit pour des blogs musicaux dont certains avaient des contraintes de production de l’ordre de plusieurs articles par semaine. En parallèle, et pendant sept ans, j’ai fait de la radio sur Radio Campus Paris, avec l’impératif de diffuser des nouveaux morceaux au rythme d’une semaine sur deux. Ces années à orienter la musique que j’écoute en fonction des débouchés nécessaires, aussi chouettes ont-elles été, m’ont laissée complètement desséchée, avec un intérêt de l’ordre de -12 pour la musique en question (électronique expérimentale) et pour l’écriture à son sujet. Par la suite, après un ou deux ans à m’intéresser à autre chose (l’indie-pop), l’envie d’écrire est revenue, d’elle-même. Ça a abouti à la première mouture de ce blog. A partir de là, j’ai pris la décision (1) de ne plus jamais me forcer à faire quoique ce soit, et (2) de ne plus m’enfermer dans des styles particuliers. C’est de cela que découle la ligne éditoriale hétéroclite de Too Soon Tapes. Je pensais avoir bien intégré ce principe de précaution sceptique vis-à-vis de la contrainte de production. Et pourtant je l’ai oublié.
J’évoquais dans le premier article de cette rubrique un projet d’essai sur la musique que je bricole depuis un an. Entre l’été et l’hiver dernier, j’ai passé six mois à écrire dessus, quasiment au quotidien. J’avais pris au sérieux le conseil d’écriture le plus répandu qui soit : écrire tous les jours (au moins un petit peu). Très bien, j’écrirai donc une demi-heure tous les matins avant de me mettre au travail. Au bout de quelques mois, je me rends à l’évidence : je n’aime pas ça. Je préfère les matinées pas trop violentes, avec une oscillation douce entre des tâches pas compliquées et une honnête dose de temps passé sur les réseaux sociaux. Devoir écrire comme ça, brutalement, (presque) au réveil, c’est trop raide pour moi. J’essaye de basculer la demi-heure au début de l’après-midi. Entre 14h et 14h30 je devrais quand même être un peu plus réveillée (sinon c’est inquiétant). Pffff pas du tout. Je rechigne, j’ai la flemme, ça grignote trop de mon temps de travail. Le projet me fait toujours envie (j’y pense tout le temps), mais l’organisation ne fonctionne pas. Et surtout, ces sessions courtes, de 20 ou 30 minutes consistent avant tout à réécrire, éditer, améliorer, rendre plus jolies des phrases déjà écrites. Chaque session se solde par une demi-phrase en plus et trois virgules de modifiées. Je suis effarée de constater que je n’ai écrit que huit pages Word en six mois (même si ce sont huit pages polies et ciselées pendant des heures et des heures). A ce stade, je ne remets toujours pas en cause mon système de travail.
C’est quand je passe du temps à écrire autre chose que je percute. Au début de l’année, pendant plusieurs semaines j’avance tous les soirs sur des textes courts, différents de mes habitudes. Chaque soir j’ai une excitation délicieuse à m’y atteler. Et je suis frappée du contraste : l’enthousiasme qu’ils me procurent n’a rien à voir avec le freinage continuel que j’exerce vis-à-vis du texte long. Le problème est là : j’en ai fait un travail. J’ai fait rentrer cette pratique dans le domaine du travail, sous le joug d’une fréquence quotidienne à horaire fixe, et elle me le fait payer. Ça me rappelle le thé que je bois le matin (une merveille parfumée avec une liste interminables d’ingrédients floraux – « Sur les traces de Bouddha » ça s’appelle). Aussi succulent soit-il, je ne peux pas le boire à un autre moment de la journée : j’ai l’impression que ça annonce une mise au boulot. (Bienvenue chez les tarés.)
En soi, envisager l’écriture comme un travail n’est pas nécessairement un problème, je passe bien la journée à rédiger ma thèse. Mais dans ce cas, je l’envisage comme une diva à laquelle on consacre tout son temps. Même si elle me gonfle, je sais que les heures de mes journées lui reviennent : le lien est solide. Elle peut me saouler, me rendre dingue, mon engagement est tel qu’il n’y a pas de risque de séparation. Alors qu’un projet incertain, personnel et farci de doutes, c’est plus fragile. A ce stade, je me dis que je dois réenchanter mon rapport avec ce texte. Lui faire une place et y mettre les formes. Paradoxalement, la fatigue va m’y aider.
A cette période, je tombe en effet sous le coup d’une grosse fatigue. Sur le moment, je n’arrive pas à comprendre : ma vie n’est pas fatigante. Mes horaires auto-conçus sont confortables et je ne dors même pas mal. Mais la saturation d’écrans et le stress chronique auxquels on est collectivement soumis·es m’ont cramée en vol. J’ai dû ralentir sérieusement, plus de projets parallèles, le strict minimum de boulot. J’ai le bol de pouvoir ajuster la charge (l’avancement de la thèse dépend et n’affecte que moi), pas question d’aller dans le mur. Mais je me retrouve privée de l’écriture créative, l’élément qui représentait la seule friandise, le seul truc un peu croquant de mes journées. J’en venais à envier les dessinateur·ices dont l’activité me semble être un trésor de repos méditatif, pratiqué sur papier, en dehors de toute lumière bleue à l’origine de mes migraines. Il a fallu en arriver là pour réaliser : tu sais Einstein que c’est possible d’écrire à la main ? Ça se faisait même pas mal, à une époque. Dingue qu’un truc aussi basique me fasse l’effet d’une révélation. On dirait que je venais de comprendre comment me servir d’une fourchette.
C’est comme ça que j’en suis venue à gribouiller dans un carnet, roulée en boule dans mon coin préféré du canap, plaid jusqu’aux yeux et lumière tamisée. Et là, les textes s’écrivent. Ce n’est pas une connerie, la moitié du carnet est à ce jour recouverte de pattes de moustiques, qui sont devenues des bouts de chapitres ou des articles rapidement finalisés après un travail sur Word d’articulation et de révision. En séparant l’étape du déversement d’idées de l’étape de l’édition, cette façon de faire a plusieurs effets : supprimer l’assimilation au travail, neutraliser la page blanche (un carnet fait moins peur qu’un traitement de texte immaculé), et faire gagner un temps considérable : non seulement pas mal d’idées sont déversées d’un coup, mais aucun autre onglet ne produit de distraction pendant ce temps-là. J’avais entendu des écrivains dire qu’ils s’interdisent au quotidien de retoucher ce qu’ils ont écrit la veille (sinon c’est interminable). Mais ce conseil là bizarrement, je l’ai pas retenu.
Ça me parait un peu bête d’avoir écrit tout une histoire pour parler du simple fait d’écrire dans un carnet. Mais jusqu’à nouvel ordre, ça a transformé ma pratique. Quelques griffonnages en semaine et le week-end, je me pose pour taper le tout à l’ordi. Et croyez bien que je ne suis pas le genre de personne qui n’ose pas écrire dans ses plus jolis carnets pour les préserver. Je ne sais pas ce que ça dit de mon égo mais mon carnet est su-blime (hardback, avec des illustrations à l’intérieur.) Réenchanter, on a dit.
Il n’est pas dit que le procédé fonctionne sur le long terme, on n’est jamais l’abri de la lassitude. Mais c’est le genre de mini-tactique qui donne l’impression d’avoir joué bon tour à cette partie de nous-même qui a tendance à s’auto-saboter. On n’a pas des tonnes de motifs pour se réjouir, pas de raison de s’en priver.