En 2020 je me suis rendue compte que j’aimais vraiment écrire. Ça m’aura pris un temps absolument dramatique de réaliser ça. Pourtant, deux ou trois trucs auraient pu m’alerter. La question du travail d’écriture est devenue une obsession. La plupart des articles que j’ai envie d’écrire ici parlent de processus créatif. Je suis intarissable sur le sujet, capable d’en parler pendant des plombes. Chaque conversation là-dessus avec des ami·es ou des inconnus me fait à moitié décoller du sol et me reste très précisément en mémoire. Mais il y a une raison à ces œillères. Si je n’ai pas pris conscience plus tôt que l’écriture comptait à ce point, c’est parce que j’ai vécu une panne. Pendant deux ans, je n’ai pas écrit une ligne et ça m’a beaucoup plus marquée que je ne le pensais. Même une fois réapparue, j’ai traité cette envie avec beaucoup de précaution, comme par peur qu’elle s’évapore de nouveau.
J’ai écrit sur la musique entre 2009 et 2016 sur trois blogs collectifs différents. Des chroniques de disques et des revues de concerts. Deux ans après, j’ai créé le mien (un blog musique en 2018 : la fine-fleur de l’avant-garde). C’est venu d’une impulsion, sans réfléchir, parce que j’ai eu envie de parler d’un mec obscur qui avait composé un unique et génial album avec Ariel Pink au milieu des années 2000. Entre temps, il y a eu une pause, un blocage complet, en 2016 et 2017.
Le problème, c’est que depuis l’âge adulte, l’amour de la musique et le goût d’écrire sur elle ont toujours été entremêlés, indissociables, à un point que l’un a dissimulé l’autre. J’aimais la musique avant tout, l’écriture était une contingence, un ricochet. Ce lien a agi comme un écran. À un moment, j’en ai eu ras la casquette de la musique électronique/expérimentale sur laquelle j’écrivais et à laquelle les différents sites se dédiaient. Je l’évoquais dans cet article, ça ne m’inspirait plus rien du tout. Par ailleurs, au niveau formel, les blogs musicaux comportaient des contraintes implicites, souvent héritières des traditions journalistiques françaises : ne pas écrire en « je », ou très peu, une langue qui sans être forcément soutenue gardait une exigence de respectabilité, et le format, fixe, de la chronique musicale. Parce que ces sites étaient collectifs, naturellement, on n’y écrivait pas tout ce qu’on voulait.
Pendant la panne, je n’avais pas de recul sur ces questions de contraintes. Ces raisons ont été identifiées a posteriori, par contraste, quand l’envie est revenue. En attendant, je l’avais perdue. J’ai publié de moins en moins jusqu’à ne plus écrire du tout. C’était comme un lent renoncement. Sur le coup, j’ai cru que c’était fini, que je n’avais plus ça en moi, que j’avais changé. Quand on aime un truc, il y a quelque chose d’infiniment triste dans le fait de se dire qu’on n’est pas fait pour ça, et de baisser les bras. C’était pas la fin du monde hein, il y a franchement plus grave comme problème (et j’en avais d’autres à fouetter à l’époque). Mais ça marque l’estime de soi et ça soustrait de la joie. Ça touche à la fois à l’échec personnel, qui fait mal à l’égo, et à un manque profond de ce que la pratique apporte : l’ouvrage régulier et satisfaisant qui temporise et contente le cerveau, l’équivalent humain de la roue de hamster.
J’avais donc enterré cette sensation un peu amère, niant que cette évolution m’affectait. Je suis saisie par le fait de la voir remonter à la surface aujourd’hui, comme s’il avait fallu enlever plusieurs couches, plusieurs épaisseurs, pour constater que quelque chose se planquait là, qui donne raison au minuscule coin de ma tête, convaincu que si ces années avaient été difficiles c’était aussi parce que l’écriture avait déserté ma vie.
Ce qui est marrant (bof) c’est la manière dont j’ai rationnalisé ça. J’ai rajouté à ma panne une petite couche de justifications bancales qui ont bien mijoté et fini par figer la situation comme un plat en sauce refroidi.
[Aparté. Plus ça va, plus je me dis que les histoires qu’on se raconte représentent un élément critique de nos vies, par leur pouvoir et leur action à double tranchant. Côté positif, revoir une analyse et donner un sens nouveau à une expérience peut permettre de s’en remettre et de la dépasser. Côté négatif, les récits qu’on tisse sur les choses peuvent justifier nos pires décisions. Moralité : toujours examiner nos narrations personnelles. Fin de l’aparté].
Parce que j’essayais de prolonger mes années de master en sociologie avec un doctorat, je me disais qu’il n’y avait plus de place pour d’autres formes d’écrits. Je me disais que la rédaction de mon mémoire allait consommer tout mon fioul. Alors que bon, demander à l’écriture d’un mémoire de recherche de satisfaire des velléités créatives, c’est aussi illusoire qu’imposer à quelqu’un qui crève la dalle de se nourrir uniquement de flocons de Mouseline déshydratés. (Plot twist, ça fait un an et demi que j’écris ma thèse tous les jours et j’ai jamais autant écrit à côté.) Le problème était là : je n’avais aucune conscience d’avoir des velléités créatives. La musique faisait écran à l’écriture (l’une n’allait pas sans l’autre) et ma socialisation de genre m’avait bien appris que les créateurs, c’est plutôt les mecs.
Je me raccrochais à ce que je pouvais. L’émission de radio sur Campus Paris que j’ai participé à animer jusqu’à 2017 me permettait de garder un pied dans la musique. Je pensais que ça suffisait.
J’ai commencé à voir l’écriture avec les lunettes du repoussoir. Je voyais le déclin des blogs musicaux au milieu des années 2010 à la lumière de la fatalité qui m’était tombée dessus. Ah ben oui, logique, tout le monde s’est rendu compte que c’était coûteux, d’écrire régulièrement.
J’avais un sentiment d’effroi en pensant aux rares journalistes musique en presse papier. Mon dieu les pauvres, obligé·es d’écrire tout le temps. Une torture. (Alors qu’au fond ça a toujours été le métier de mes rêves depuis mes 14 ans.)
Pendant toutes ces années, active ou à l’arrêt, j’ai souvent pensé à me créer un espace à moi sur Internet, sans jamais le concrétiser. Simplement parce que j’étais terrorisée à l’idée de faire la démarche et de soudain ne plus avoir envie d’écrire dessus.
C’est de sauter le pas qui a mis fin à la panne. La joie bordel ! Le soir où j’ai publié un premier article, j’étais une boule d’hystérie. Avec la même envie de s’égosiller sur les toits que quand on tombe amoureux. Je m’intéressais enfin à d’autres genres musicaux, je pouvais m’exprimer à la première personne sans le moindre scrupule, caler de l’argot et trois tonnes de parenthèses. Je pouvais faire ce que je voulais, ça changeait tout, c’était incomparable. J’étais euphorique de voir la flamme renaître, mais là encore, dans ma tête, c’était mon amour de la musique qui avait réapparu. Je ne comprenais pas complètement que c’était aussi l’écriture qui m’avait manqué.
Maintenant c’est bon, j’ai capté. Et cette prise de conscience éclaire d’autres éléments. Je comprends pourquoi je suis aussi animée par la question des blocages créatifs, pourquoi derrière mon label, Too Soon Tapes, il y a l’idée de s’adresser à des artistes qui n’ont pas forcément beaucoup de sorties à leur actif et d’endosser avec mes p’tits moyens la tâche de rendre ça visible. J’attribuais ça au fait que j’ai souvent côtoyé des gens qui font de la musique chez eux sans que jamais leur public ne dépasse quelques amis, et que cette observation m’avait motivée à assumer un rôle de diffusion. Mais mon expérience personnelle joue aussi. L’existence serait un peu plus réjouissante si on mettait moins de barrières honteuses à nos envies de créer et de montrer le résultat. S’il y a bien une chose que ces deux années de panne m’ont appris c’est qu’il n’y a pas grand chose qui rende aussi heureux que de fabriquer des trucs.
Aujourd’hui je ne vois plus l’envie d’écrire comme un stock en quantité limitée. J’ai intégré qu’il n’y pas meilleur carburant que le plaisir que ça procure. Julie Delporte le dit : « Si je désire je sais que je vais bien ». Par contre, je me suis encore achoppée aux questions de contrainte. Je sais donc que je ne peux pas me fixer de cadre, de jours donnés, d’horaires fixes. Mais alors on fait comment, sans contrainte de discipline, pour avancer ?
Je prends un vrai plaisir à rédiger des articles pour ce blog (qui tient pour beaucoup au fait de se permettre d’écrire sur autre chose que la musique) mais en attendant, mon projet d’essai roupille tranquillement, à peine sujet aux micro-réveils que je lui impose ponctuellement. C’est pas grave, cette lenteur, mais il va quand même bien falloir trouver des stratagèmes. Depuis plusieurs mois je teste donc des tactiques, presque des ruses, pour persévérer sans discipline stricte. Ce sera pour un futur article. Je suis à nouveau en train de jouer avec la même question : comment écrire ? Mais cette fois-ci avec délectation.