Le goût de la marche

La Grigna, Italie, 1930

Il n’y a rien qui me prédisposait au sport. Personne n’est vraiment sportif dans ma famille, on a zéro culture du challenge. Et ça me va très bien, ce sont des valeurs pour lesquelles j’ai très peu d’estime, la performance, le « dépassement de soi ». Et puis quoi encore ? Je vais rien dépasser du tout, je suis très bien chez moi, merci bonsoir.

Pendant le plus clair de mon temps, j’ai donc fait preuve de suspicion dubitative vis-à-vis du sport, surtout s’il est extrême, répétitif ou particulièrement contraignant. Je déteste la compétition, peut-être parce qu’elle a justement une certaine prise sur moi – si je m’écoute, je ne suis pas bonne joueuse. Il faut être honnête et reconnaître ici une forme de mépris, de l’ordre du rejet de ce qui touche au corps, du haut d’une pseudo-nonchalance intellectuelle. Purs esprits face à ces autres bas-du-front.

C’est important de se rappeler que l’idée que le sport est intrinsèquement bon est aussi stupide que celle selon laquelle il serait forcément mauvais. Je me souviens d’un texte que j’avais mis au programme quand j’enseignais en L1 de sociologie, qui déconstruisait les ressors normatifs des discours sur les bienfaits du sport. L’auteur, William Gasparini explique que l’idée d’une nature vertueuse du sport – comme quoi ça apprend l’esprit d’équipe, la discipline, l’entraide, à être fair-play, à respecter l’autorité et tout le tintouin – est une croyance collective. Dans l’histoire politique il y a d’ailleurs un consensus gaulliste et communiste sur les valeurs éducatives et pacificatrices du sport. Cette idée selon laquelle ça mettrait du plomb dans la tête des mauvaises graines a d’ailleurs justifié le fait de favoriser à fond les politiques sportives dans les quartiers pauvres.

Même si en théorie l’exercice physique a des tas de bienfaits sur la santé, le sport parfois, ça dézingue les gens. Une étude anglaise récente met le chiffre hallucinant de 75 % sur les violences vécues par les enfants dans le monde du sport. Dans la fiction, la série Sex Education donne l’exemple intéressant d’un ado champion de piscine dont le coaching parental forcené fout en l’air la santé mentale. Et puis pour les adultes, comme dirait mon ancienne psy « il y a des addictions au sport qui peuvent être extrêmement délétères » (elle ne parlait pas de moi mais cette phrase m’est restée). Tout ça pour dire que la pratique sportive quelle qu’elle soit, je n’y étais pas prédestinée.

Jusqu’au jour où j’ai radicalement changé d’avis sur un truc qui m’avait toujours gonflée : la randonnée. On ne parle pas assez du plaisir fantastique que procure le fait de se mettre à aimer quelque chose qu’on pensait détester. (Dans mon cas : la musique club, les années 80 et le brocoli.) Découvrir qu’on a tort, c’est un des trucs les plus cools de l’âge adulte.

La passion a été assez dévorante. D’abord, à la faveur d’un long trek en Finlande en 2014, je mets un pouce dans l’engrenage. Il faut dire que les conditions étaient exceptionnelles. Le pays est plat, ce qui garantit un minimum de souffrance quand on n’est pas préparé, et c’était le plus bel été depuis une cinquantaine d’années selon les Finlandais croisés en stop. A l’époque je réalisais avec innocence et ravissement que c’était un sport sans compétition, ce qui me paraissait tout à fait compatible avec mes principes.

[En soi je n’avais pas tort, il n’existe pas de compétition de randonnée (comme c’est le cas en trail). Mais vu la culture de l’exploit qui règne autour de l’alpinisme notamment, c’est quand même plus compliqué que ça. On ne peut pas dire que la question de la performance ne se pose pas. A ce titre j’ai très envie de lire L’esprit de l’alpinisme. Une sociologie de l’excellence, du XIXe siècle au XXIe siècle de Delphine Moraldo, qui est sorti récemment.]

En ces débuts, terrorisée par l’idée de porter durant des jours un sac trop lourd, je découvre l’univers fascinant de la « marche ultra-légère » et ses fiers représentants, membres du forum randonner.leger.org. Et dans quoi j’avais pas mis les pieds… Bienvenue dans le monde des guedins qui pèsent la moindre boule-quies qui rejoint leur paquetage, qui coupent le manche de leur brosse à dent pour gagner un total de 7 grammes, qui traversent des massifs en solitaire pendant des semaines, trottinant sur les sommets en baskets légères, avec quatre ou cinq kilos sur le dos, qui échappent de peu à la foudre ou manquent de se faire ensevelir dans leur tente sous la neige. Encore aujourd’hui il m’arrive de trainer sur le forum pour lire les « retours de terrain » de ces fous et folles furieuses. Je les aime trop.

Ce forum a fait énormément dans mon apprentissage sur le sujet dans sa dimension théorique – en termes d’équipement en particulier. La recherche avide d’informations était le signe de l’obsession en marche. L’autre signe qui ne trompe pas chez moi, c’est l’achat de magazines. Quelque soit le sujet, quand je ressens le besoin de consommer de la presse spécialisée, c’est que la turbine est enclenchée. Les exemplaires de Montagnes Magazine, Trek Magazine et Alpes Magazine qui trainent encore chez moi peuvent en témoigner.

C’est une passion qui est difficilement exploitable au quotidien quand on vit à Paris. Elle passe beaucoup par de la planification, un excellent moteur pour l’envie et le fantasme. Si je m’y attache tant, c’est que la marche agit comme un soin. D’abord pour l’intérêt qu’elle représente à l’époque (je n’ai jamais trouvé mieux pour aller bien que de se prendre de passion pour un truc). Et pour elle-même. Dans des périodes difficiles, c’est une vraie béquille. Une randonnée fonctionne comme un voyage, elle a le même effet sur les problèmes. Au début tu te demandes pourquoi tu croyais que ce crapahutage allait te faire du bien, les emmerdes ont fait le voyage avec toi, merci hein, elles n’ont pas été semées miraculeusement en route. Et puis en fait, systématiquement, tu n’es pas dans le même état à la fin qu’au début. Il y a toujours un truc qui se passe, dans l’effort, l’isolement, les arbres, l’air alpin, le champ de vision qui s’ouvre. C’est comme si les pensées elles-mêmes finissaient par se fatiguer et ralentir.

Et puis il y a l’expérience incomparable de l’itinérance et de l’autonomie. Pas mal de randos pendant les premières années ont été faites en dormant en bivouac. Malgré l’absence de confort, le potentiel mauvais temps et les compromis avec l’hygiène, marcher pendant plusieurs jours entrecoupés de nuits sous une tente a des effets d’électrochocs. Il n’y a pas grand chose qui confère autant de calme et de puissance à la fois. Tu redescends, t’es invincible, olympien. Une autre personne, sans rire.

Tout ça forcément fait évoluer mon rapport au sport (faut bien grimper les côtes). Je fais du yoga, du vélo et un peu de course à pied. Mais ce n’est pas tout. Mon rapport ambivalent à la pratique sportive se double d’une relation ambiguë avec la région où j’ai grandi (et tout ça va finir par avoir un sens, tenez-bon).

La région « où j’ai grandi » c’est la Haute-Savoie, mais écrire cette phrase sonne faux. Est-ce que vivre dans un endroit pendant huit ans, entre 10 et 18, le consacre comme celui où l’on « a grandi » ? Est-ce qu’on peut considérer comme sien, comme relevant de ses racines ou de son identité, un endroit que l’on a cherché à quitter le plus vite possible et dans lequel, jamais au grand jamais, on ne retournerait vivre ? Aujourd’hui, je suis attachée à ce département et au petit morceau que je connais le mieux. Mes parents y vivent depuis 22 ans et, plus les années passent, plus je reviens souvent et pour longtemps. (En 2020-2021 c’était quand même des séjours de deux semaines tous les deux mois.) Mais j’ai toujours beaucoup de mal à considérer que c’est « chez moi » ou « d’où je viens ». 

J’ai l’impression que mon rapport particulier à cette région est lié à l’enfance. Ou plutôt à l’absence d’enfance sur place. Arrivée là en CM1 et ayant déguerpi après le bac, je n’ai pas créé avec l’environnement, les pâturages, la forêt et la montagne, la relation qui se construit entre un enfant et un espace, un lieu exploré à mi-hauteur, un rapport fondé sur le jeu et la découverte du monde. J’ai eu de brèves années à grimper aux arbres et à jouer dans les ruisseaux avant que l’adolescence ne fasse son entrée fracassante (boudeuse plutôt). A partir de là, plus rien à cirer des champs derrière la maison, des vaches pas loin et des sommets à quelques encablures. Moi je voulais la ville, les bars, le métro et les concerts. La densité, l’électricité et l’anonymat. Rien à carrer de la verdure. J’ai passé toute ma jeunesse à trouver ahurissant que des gens passent des vacances d’été en altitude. J’ai toujours eu 1000 fois plus de connexion avec la mer que la montagne, le Sud que le Nord, le chaud que le froid. Quand je me compare avec des gens qui ont grandi ici, la différence d’attachement saute aux yeux. Et tient, j’en suis convaincue, à la petite enfance. 

A 25 ans, ma fraiche passion pour les sentiers m’impose un brusque 360 sur la carte de France. Je suis là, à chercher par tout les moyens à explorer les moindres bosquets d’Ile-de-France, à marcher des plombes en solitaire pour traverser Fontainebleau en deux jours, à parcourir les confins du Parc de St Cloud (Marnes-La-Coquette bordel, ce blaze), en oubliant que mes parents habitent près des montagnes les plus hautes d’Europe et de deux trois copines plus accessibles aux alentours.

Je me mets en tête de découvrir un nouvel itinéraire à chaque visite avec mon père qui, sans être très expérimenté, est tout à fait partant. J’essaye de profiter de chaque sortie, quelque soit sa durée ou sa (faible) difficulté. Je parcours le détail des cartes IGN sur mon téléphone, cherchant à identifier le moindre chemin, accessible depuis la maison, que je n’aurais pas encore emprunté. Au fil de balades solitaires, je suis partagée entre la surprise affligée de ne pas connaître cet environnement si proche et la sensation de tisser des liens un peu plus solides à chaque fois avec les lieux. Même si les forêts noires de sapins semblent renfermer des douzaines de black lodge et que je flippe de croiser quelqu’un dont on ne connaît pas les intentions, pas question de laisser la peur des hommes avoir le dessus et m’empêcher de marcher seule dans la nature.

Je commence par retrouver des sensations d’enfant liées à la forêt. Je n’ai peut-être pas joué longtemps dans les bois, petite, mais ces sensations oubliées me sautent à la figure. Il y a quelque chose de fondamentalement enfantin dans l’impression d’aventure que la marche procure. Si l’attachement à la région est tardif, il n’en est pas moins réel. Il faut accepter que les liens tissés avec le coin se sont davantage noués durant la décennie qui a suivi mon départ que durant les années où je vivais ici. Et peut-être que c’est cette distance qui a permis d’apprendre à aimer la région.

Revenons-en à la pratique sportive. A la faveur de la sédentarité de ces deux dernières années, mon rapport au sport a pris un tour nouveau. Je prends goût aux exercices faits chez soi. Des trucs à base de postures sur les bras ou de coups de pied en l’air incompréhensibles, guidés par des vidéos. C’est nickel pour effrayer les voisins et se vacciner contre le ridicule. Et ça fonctionne, ça fait huit mois que ça dure. Pour quelqu’un qui n’avait jamais fait que du yoga de façon erratique, c’est une révolution. En comprenant comment aimer ça, j’ai l’impression d’avoir débloqué un code interne. Comme souvent, l’intérêt tient à la nouveauté. Il faut que ce soit TOUT le temps différent, pas deux fois la même vidéo. Il y a un truc spécial dans l’acte de faire faire à son corps un mouvement qu’il n’a jamais effectué. Parce que c’est bien joli le yoga, mais il y a quand même un paquet de mouvements qui reviennent sans cesse (et je hais les salutations au soleil). Et comme pour l’écriture, surtout pas de créneau imposé. Il faut juste que ce soit suffisamment plaisant pour en avoir envie tout le temps.

Je suis sortie donc, du mépris pour le sport. Je garde un rapport d’attraction-répulsion, prenant un peu, rejetant beaucoup. Je trempe un orteil, fais la grimace et plonge la tête la première. Je n’ai pas fait de grandes randonnées en autonomie ces dernières années. Je racontais dans cet article que, par peur des hauteurs, mes expéditions restaient dans le cadre confortable d’une altitude pas trop élevée. Et je me rends compte que la montagne me manque. Voir des sommets escarpés au loin a un effet surpuissant sur l’imagination. Lors du déjeuner du 25 décembre passé à Grenoble en famille, j’ai passé une bonne partie du repas à fixer les pics enneigés par la fenêtre. L’année dernière, de passage à Corte en Corse, je restais des plombes sur une minuscule terrasse à dévisager les deux sommets qui faisaient face à la ville. Aussi excitée que si je me préparais à les escalader. C’est comme une bibliothèque dont la vue renvoie à toutes les histoires qu’elle renferme. Une promesse de millions d’expériences.

Dans la famille des réalisations tardives il y a donc celle-ci : la rando et la montagne sont deux choses différentes. Et mon indifférence adolescente ne doit pas me faire croire que je suis insensible aux secondes. Rien que le fait d’avoir écrit sur ma peur des hauteurs me les a rendues désirables. Maintenant je n’ai qu’une envie, c’est d’aller plus haut, plus longtemps et de voir des endroits incroyables. (Et de grimper en sautillant vu la condition physique on fleek qui aura été bâtie progressivement. Bah quoi ?)

Cette dernière année, à force de faire de la musculation dans le salon, j’en venais à me demander pourquoi je faisais ça. J’avais l’impression de me préparer à quelque chose qui ne venait jamais. Et bah voilà, c’est pour tous ces futurs sommets que je m’entraine. Je suis toujours en lutte avec l’impression d’être trouillarde et peu expérimentée. (C’est aussi le revers de l’absence de performance : tu ne peux pas te mesurer.) Mais j’ai changé de regard sur le dépassement de soi. Personne ne va me pousser à grimper à part moi. Donc si l’intention est là, il est temps de s’y mettre. C’est bien la première fois que je vois comme une chance absolue le fait que la maison familiale soit située à cet endroit. J’en connais une qui à 17 ans, n’en reviendrait pas.

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