Cinq figures de l’écriture de l’intime (qui aident à tenir le coup)

Cheryl Strayed en 1995

Elizabeth Gilbert, Cheryl Strayed, Viv Albertine, Mari Andrew, Heather Havrilesky

Ce sont (presque) toutes des Américaines de plus de 50 ans. Elles écrivent des livres, mais pas que. Elles sont musicienne, dessinatrice ou journaliste. Certaines sont hyper connues, d’autres un petit peu moins. J’ai lu des livres de chacune d’entre elles et je ne sais pas si j’aime leur œuvre ou leur personne. Les deux se confondent complètement.

Cheryl Strayed et Elizabeth Gilbert sont écrivaines, autrices de fracassants best-sellers (Wild et Eat Pray Love) dans les années 2000 et 2010. Viv Albertine était la guitariste du groupe iconique du punk anglais The Slits, elle a eu une carrière solo et écrit deux livres. Mari Andrew est illustratrice, écrivaine et star d’Instagram, et Heather Havrilesky est journaliste, tient deux newsletters et la rubrique « Ask Polly » du site The Cut.

Elles ont toutes pour particularité d’écrire (au moins en partie) sur leur vie personnelle. L’illustratrice française Diglee disait dans une interview qu’elle ne lisait que des histoires vraies : ce qui l’intéresse, c’est la vie des gens. Ça m’a interpelée. Je n’irai pas jusque là dans mon cas, j’aime trop la fiction, mais je n’en suis pas loin. J’aime les récits qui touchent au réel et qui en scrutent les micro-détails, les histoires qui portent sur l’intime et qui font entrer dans la subjectivité des individus. Même une chronique de disque, je la préfère quand elle m’apprend quelque chose sur la personne qui écoute. C’est ce que j’aime aussi dans le journalisme américain à la première personne : il permet de découvrir des assemblages inédits de ressors sensibles qui composent une personnalité. Ça peut être fascinant de différence avec nous-même et parfois l’identification carbure à plein régime.

Ces cinq autrices sont vues comme pratiquant un art féminin. Parce qu’elles parlent de leur point de vue et sont des femmes, elles ne s’adresseraient et n’intéresseraient que celles-ci. (Allez voir ce que Eva Kirilof raconte sur Georgia O’Keeffe pour un avis sur la question, moi j’ai : la flemme). Au-delà, parce qu’elles écrivent à partir de leur vies, d’épreuves et de ce que l’on apprend sur la route, elles sont parfois associées au registre du développement personnel. (Sauf Viv, ancrée trop profondément dans la musique). Prendre appui sur ses malheurs pour s’en sortir et le raconter, ce n’est ni plus ni moins que ce que fait Pacôme Thiellement (que j’adore) dans son dernier essai, Tu m’as donné de la crasse et j’en ai fait de l’or (qui est génial). Mais lui, personne ne vient le ranger dans la catégorie « Comment trouver la paix intérieure en 10 leçons ». A en croire certains Américains, Eat Pray Love aurait autant de légitimité culturelle que Marc Levy chez nous. Alors qu’on en est très loin. Ah oui, toutes ces autrices sont très mal traduites en France (quand elles le sont) : ça n’aide pas.

Enfin, elles parlent souvent de création et de créativité, et elles ont des points de vue là-dessus qui sont parmi les plus sains, joyeux et optimistes que je connaisse. La meilleure pour ça, c’est Elizabeth Gilbert, avec Big Magic. Je déteste le titre français (« Comme par magie. Vivre sa créativité sans la craindre », ok là on est un peu dans le self-help). Mais franchement, c’est surtout du marketing (c’est Mona Chollet qui le dit). Big Magic est le meilleur bouquin sur le fait de fabriquer des trucs. Plus que ça, c’est un essai sur la figure de l’artiste (masculin, maudit, solitaire, torturé, alcoolique…) et sur tout ce qu’elle empêche. Le livre décline des façons simples, concrètes et lumineuses de sortir de ce mythe. Je l’ai lu trois fois je crois (dont une en anglais et c’est là qu’on se rend vraiment compte que c’est un excellent livre). A chaque fois, une partie différente résonne et retient mon attention. C’est un livre super drôle, qui fait respirer et qui donne l’impression que tout est facile et accessible. Il n’y a pas de bouquin qui me conforte davantage sur l’avenir que celui là. Je le conseille 100% à tout le monde. Par ailleurs, je n’ai pas lu ses romans mais j’ai adoré Mange, prie, aime, autofictionnel, qui l’a fait connaître. J’ai mis un peu de temps à me faire au côté super spirituel de Liz Gilbert. Mais c’est un livre qu’on ne peut pas lâcher et qui m’a collé par endroits de vrais uppercuts émotionnels.

Wild, l’œuvre phare de Cheryl Strayed sur sa traversée à pied des montagnes de l’Est américain, je la mets encore au-dessus. Dans mes 10 livres préférés au monde. Dans le top 3 de ceux que j’offre systématiquement (avec Songe à la douceur de Clémentine Beauvais et Les années d’Annie Ernaux). Le jour où ma mère a lu Wild, elle m’a engueulée pour ne pas lui avoir conseillé plus tôt. Même quand on déteste la randonnée (comme ma mère), il faut lire Wild. Alors que la protagoniste ne fait rien d’autre que marcher, pendant tout le bouquin, je n’ai jamais rien lu d’aussi haletant. Le moment où on le referme est vraiment dur. Impossible de lire quoique ce soit après, c’est un petit deuil.

Viv Albertine, j’ai déjà écrit sur elle. De fringues, de musique et de mecs est le plus beau bouquin écrit sur la musique (et sur la maladie, la maternité, la renaissance et la manière dont l’art aide à vivre). Je la nomme ici parce qu’à force, dans ma tête, les contours se brouillent entre Gilbert, Strayed et Albertine. Elles deviennent un peu la même personne, comme si elles étaient faites de la même matière : pétries d’angoisses mais déterminées, sensibles à l’extrême, en lutte pour leur autonomie.

Heather Havrilesky et Mari Andrew, les petites dernières, les moins connues, sont celles qui m’ont donné envie d’écrire cet article. Ce sont elles qui me font tenir sur pied en ce moment. Le travail de Mari Andrew me fait crépiter de l’intérieur, sa chaleur et sa capacité à enchanter l’ordinaire font l’effet du miel. Un putain de baume sur cette vie tout pourrie d’aujourd’hui.

Quant à Heather Havrilesky, c’est une ancienne journaliste culture qui tient aujourd’hui une rubrique courrier des lecteurs (Cheryl Strayed aussi avait une advice column nommée « Dear Sugar »). Elle est la seule raison pour laquelle je paye un abonnement au New York Magazine depuis trois ans. Je la lis d’abord pour les leçons de vie traversées de métaphores absurdes et d’honnêteté brutale. Ensuite pour les histoires parfois hallucinantes que racontent les gens qui lui écrivent des lettres, comme celle de l’allergie aux champignons par exemple. Havrilesky écrit avec un mélange d’irrévérence, de sagesse, de perspicacité, de drôlerie et de style qui fait que je voudrais qu’elle n’arrête jamais. (J’ai de la chance, c’est la plus productive.) Elle a un côté ultra terre-à-terre qui tranche avec la culture américaine (Andrew ou Gilbert à côté : des illuminées qui planent à 4000). C’est un mix entre Fran Lebowitz et une infirmière scolaire des plus bienveillantes : qui n’a pas besoin de pareille figure dans sa vie ? En ce moment, elle m’aide à travailler. L’après-midi, quand je me mets à l’écriture de ma thèse, je ferme tous les onglets sauf un ou deux articles des archives de Ask Polly et j’écris en paix, en me récompensant régulièrement par la lecture d’un petit paragraphe. C’est le meilleur stratagème que j’ai mis en place jusque là. Je ne renâcle plus devant le boulot, ces heures-là passent avec tranquillité.

Je conseille d’aller lire toutes ces femmes si on est en galère, si on a un désir de livres inoubliables ou si on a envie de prendre de parfaites inconnues pour de véritables amies. Et si les maisons d’éditions pouvaient arrêter de faire traduire comme des sagouins mes infirmières préférées, ce serait super. Merci.

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