Viv Albertine, une éthique de l’insoumission

J’ai un goût particulier pour les livres qui traitent du désespoir que la vie domestique peut causer aux femmes. « La femme gelée » d’Annie Ernaux ou « La condition pavillonnaire » de Sophie Divry ont déclenché en moi des sentiments contrastés et exaltants. Il y a d’abord une certaine horreur suscitée par les contraintes qui enserrent les héroïnes. En parallèle, ces lectures libèrent un souffle bouillonnant, lié au fait d’imaginer en miroir une vie différente. La volonté de s’en distancier ne vient pas d’un jugement sur le mode de vie mais au contraire d’une identification très forte. Je me sens puissamment proche d’elles, un « putain ça pourrait tellement être moi » jaillit de toutes mes cellules. Et donc il y a l’admiration. Pour la force vitale dont témoigne l’état neurasthénique dans lequel l’ennui et les tâches permanentes et vides les plongent. Leur façon de s’éteindre renvoie, assez tragiquement, au fait qu’elles aspirent à tellement plus que ça.

Sorti en 2014, « De fringues, de musique et de mecs » de Viv Albertine, (ou « Clothes, clothes, clothes. Music, music, music. Boys, boys, boys », comme assénait sa mère pour résumer ses centres d’intérêt) rentre dans cette catégorie. Mais les points de résonance n’en restent pas là. Ce bouquin m’a subjuguée sur 560 pages d’affilée sans temps mort. La guitariste du groupe The Slits revient dans son autobiographie sur les années punk en Angleterre. A regret, je n’ai pas beaucoup d’accointance avec le punk (je n’aime pas trop les cris…) mais j’ai été surprise d’adorer ce que j’ai écouté des Slits. Les influences dub qui imprègnent la basse et la batterie, le côté joyeux et sale gosse, le chant délié, acrobate d’Ari Up… Comment voulez-vous ne pas être séduit au visionnage d’une telle vidéo ?

L’exercice qui consiste à décrire un moment d’émulation au sein d’une scène musicale à partir de sa propre expérience n’est pas évident. J’ai détesté “Just Kids” de Patti Smith pour la teneur de sa relation avec Robert Mapplethorpe, qui met un point d’honneur à l’entraver sous prétexte de protection – démarche qu’elle voit comme une attendrissante preuve d’amour. (On a envie de hurler DUMP HIM pendant tout le bouquin.) Mais au delà, le livre me semble échouer à rendre vivante la galerie de portrait qu’il dresse. Et c’est sur ce point précis que « De fringues… » est exceptionnel. Albertine raconte la fin des années 70 en se situant au plus près des garçons et des filles qui constituent le microcosme punk. Elle ne cite pas les noms des gens avec révérence, elle n’évoque pas les lieux en les entourant de mystique. Elle décrit des circulations et des activités qui sont celles d’une constellation d’adolescents, enflammés et en marge. Oui, il y a de la violence, oui ils vivent dangereusement vite. Mais il y a un effet désacralisant à revenir sur ce moment de l’histoire de la musique à hauteur d’individu. Le fait de s’arrêter sur les vêtements que les gens portent, sur les squats où ils vivent et répètent et sur leurs façons de communiquer (personne n’a le téléphone donc n’importe qui peut débarquer chez soi à peu près n’importe quand) ancre le récit dans des formes tangibles de sociabilités juvéniles.

    Viv Albertine, Ari Up, Tessa Pollitt

Une des plus belles réussites de l’ouvrage réside dans la finesse avec laquelle Albertine restitue la personnalité de celles et ceux qui l’entourent. Il lui suffit de quelques paragraphes pour faire exister un Sid Vicious complexé et tête de nœud, ou pour donner vie à l’exubérance et la vitalité fracassante d’Ari Up, la chanteuse et fondatrice (à 14 ans…) des Slits. Ce traitement sans fard et cette acuité psychologique, Albertine se l’applique à elle-même. J’ai très rarement lu un livre en ressentant, non pas des bouffées de tendresse pour son auteur, mais de l’amour, du vrai. Un tombereau d’affection chauffée à blanc et une envie de le crier sur les toits. L’artiste restitue le temps qu’elle a passé à ronger son frein face à l’envie de faire de la musique sans jamais considérer en être capable, tant il est impossible à l’époque pour une jeune femme de s’imaginer une guitare à la main. Il y a une honnêteté brute dans la façon dont elle fait état de son hypersensibilité, des maux de ventre que ça lui cause, de son attention tourmentée aux autres et de la façon dont elle ne baisse jamais sa garde devant ceux dont elle redoute le jugement (Sid Vicious, again). L’esprit critique dont elle fait preuve n’épargne personne, ni elle-même, ni la scène à laquelle elle appartient. Si l’éthique de l’impulsion créative sans technique et l’enthousiasme autodidacte ont représenté une idée fondamentale du punk, elle rappelle que la course à la performance allait bon train et qu’il fallait démontrer une bonne dose de technicité pour être pris au sérieux. A ses yeux, le mouvement n’était pas beaucoup moins rigide qu’un autre.

La masculinité n’est pas pour rien dans ces valeurs dominantes. Personnellement, j’ai plus souvent entendu des femmes que des hommes exprimer les difficultés techniques du processus créatif dans la musique. Dans « De fringues… », ça ne loupe pas. Albertine retrace ses premiers pas à la guitare et son perçant sentiment d’imposture. Assumer ce genre de tribulation permet à l’autrice de rentrer dans le détail de la création musicale, « ce fameux stade où le son qu’on a en tête ne sort pas, avec l’excitation et la tension créative que ça suppose ». C’est à la fois passionnant et trop rare.

Ça m’a fait doucement rigoler de lire dans « Lizzy Mercier Descloux, une éclipse » de Simon Clair (une excellente lecture) qu’un certain Seth Tillett décrit les mecs de la scène no-wave comme « anti-machos » : « A la limite, nous préférions la posture de l’écorché vif fragile ou du junkie tragique ». Je veux bien croire que les codes de la masculinité se sont renouvelés depuis Led Zeppelin, mais mec dans QUEL MONDE on a vu l’ethos de l’artiste torturé participer à limiter la domination masculine et à faire une place aux meufs ? Savoir qu’Albertine a longtemps refusé d’officialiser son couple avec Mick Jones des Clash pour ne pas être vue comme la « copine de », et donc pour exister par elle-même, m’a semblé presque rassurant. Ça m’a confortée dans le fait que dans tout milieu musical, la « copine de » est une place maudite.

Après une jeunesse à cracher à la gueule du monde et à déglinguer des chambres d’hôtel, adopter un mode de vie dans la norme est une épreuve. Les pages sur sa vie de famille sont à la fois fascinantes et un peu terrifiantes. Là où le bouquin achève de me bouleverser, c’est lorsqu’Albertine narre la façon dont elle s’est réinventée, à coup de talons dans la fourmilière de la conformité domestique. Elle ne s’est pas seulement sortie du marasme, elle en a fait de l’art. Elle a nourri la musique qu’elle a composé dans la deuxième partie de sa vie d’artiste de l’apathie qu’elle a vécu. « I hate my beautiful, clean, white, pristine, neat, tidy, interior designed, architect built, minimal… shoes off ! » chante-t-elle dans Confessions of a MILF, extrait de The Vermillon Border, sorti en 2013. Après son divorce, sa vie solitaire de quinquagénaire, dotée de son espace, d’amis et de temps pour écrire et faire de la musique, m’apparaît comme un rêve. Viv Albertine constitue l’incarnation la plus punk des femmes qui trouvent dans l’âge mur une félicité qui leur a manqué pendant la majorité de leur vie. Il serait temps de ne plus attendre.

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