Du temps et des romans

Image : « Beauty in the Bugs » Bnita Vaghela

C’est toujours important les lectures de vacances. Ça l’est d’autant plus quand on essaye de ne pas passer trop de temps sur son téléphone. J’aime bien les réseaux sociaux hein, en ce qu’ils permettent d’échapper un peu à la réalité. Mais est-ce qu’en voyage on a envie d’échappatoire ? Pas trop. Alors ça dégage, suppression des applis à chaque congé. Je me souviens d’une fois, alors que j’avais mis le machin dans un tiroir pendant deux semaines, j’avais fini par lire quatre ou cinq livres (dont La mémoire des vaincus de Michel Ragon, roman historique sur l’anarchisme et chef-d’œuvre parmi les chefs-d’œuvre). Je n’avais fait que ça, et c’était incroyable.

Il n’y pas grand chose qui me ramène autant à l’enfance que de lire toute la journée. Parfois, quand ça se produit dans la vie quotidienne, j’ai des sensations de luxure absolue. C’est rare, il faut une journée entière devant soi et puis le bon livre, celui qui te scotches au canapé comme si tes jours en dépendaient. Mais quand le charme opère, c’est comme si je me roulais dans un monde de délices, que je me livrais à un truc décadent, excessif, à se gorger d’une substance sans limite, ni de temps ni de quantité. On peut connaître ce genre de d’excès de plein de manières, moi c’est les journées de lecture. On est punk ou on l’est pas.

Cette année j’ai choisi mes bouquins de vacances avec encore plus de soin que d’habitude. En réalité, ça s’est pas mal joué à ceux qui étaient disponibles en poche dans la librairie de ma rue, mais j’étais contente de ma sélection, j’avais tous envie de les lire depuis longtemps.

J’ai commencé par Corniche Kennedy et j’ai bien fait. L’histoire se passe à Marseille et concerne un haut rocher duquel on saute. En début de vacances, il n’y avait rien de mieux que ces ambiances de sel, de peau, d’urgence et de cagnard. C’était tellement bien. Je suis extrêmement fan de Kerangal. Elle fait parti de ces artistes que je regarde de tout en bas en me disant qu’elles ne font pas vraiment partie de notre monde. (Quand on étudie ton travail à la fac alors que t’es même pas morte, c’est que ça rigole pas). Celui-ci se hisse parmi mes préférés, entre Réparer les vivants et Naissance d’un pont.

Pour Hot Milk, on m’avait prévenue que c’était chelou (Nathan, si tu passes par là). Je l’ai commencé en fin de séjour, dans une gare routière située dans la ville où précisément se trouve l’héroïne (Almeria, en Espagne). Mais une fois rentrée chez moi, je ne l’ai pas continué. Pourtant je le trouvais intrigant, prenant, froid, avec une attention aux détails dérangeants qu’ont les personnages qui semblent vivre dans un état dissociatif permanent. Il y a de ça aussi chez Miranda July, et ça peut être une excellente source d’humour grinçant. Mais c’était si sombre, ça sentait tellement la dépression, que chaque moment de lecture me plongeait dans un malaise dont il fallait s’ébrouer par la suite. Et comme on n’est pas venu pour souffrir, merci bien, au suivant.

Ça c’était pour le début et la fin. Le cœur du voyage a été occupé par le petit troisième, La fracture de Nina Allan. C’est lui qui motive cet article, si j’ai développé le contexte c’est que j’aime bien digresser dans les grandes largeurs. La fracture, c’était trop inhabituel, immense, similaire à rien de ce que je connais, pour que je ne m’arrête pas dessus. Pourtant j’écris très rarement sur mes lectures, et jamais sur des romans. Ça pourrait sembler paradoxal quand je pense que c’est (chronologiquement) ma première passion (c’est venu avant la musique). Mais si les mots déferlent dès que je suis transportée par un album (ce qui n’arrive pas non plus tous les quatre matins) c’est très rarement le cas pour la littérature. J’ai écrit voracement sur Viv Albertine et un peu plus à tâtons sur Pacôme Thiellement. Mais ceux-là écrivent des essais, qui plus est sur la musique pour Albertine, c’est plus familier. J’arrive davantage à discuter des idées que du transport provoqué par la fiction. L’exercice de chronique littéraire me semble aussi plus intimidant. Ici je ne veux surtout pas raconter La fracture. Je veux juste, comme avec la musique, parler de ce qu’il m’a fait. Le bouquin raconte l’histoire d’une disparition, celle d’une jeune fille pendant 20 ans, avant de réapparaitre. Je l’ai lu en ne sachant que ça, le peu qu’en dévoile la quatrième. Je ne savais même pas à quel genre littéraire il se rattachait. J’ai tellement chéris cette ignorance. J’avais retenu de sa sortie en 2019 que c’était un livre particulier. Quelque chose dans les commentaires m’avait interpelée et laissait présager une œuvre hors du commun. Je l’ai donc entamée en sachant peu mais avec beaucoup d’attentes.

Il y a de nombreuses caractéristiques au style narratif de Nina Allan. Mais certains paramètres, pas forcément les plus importants, m’ont particulièrement marquée. D’abord, elle est extrêmement forte en description. Lue après Maylis de Kerangal, la barre était haute – c’est différent mais tout aussi soigné. La précision et le soin apportés aux détails ne concernent pas que les descriptions. Le livre est bardé de personnages ultra secondaires, d’histoires connexes qui n’ont rien à voir avec le récit principal, mais qui rendent l’histoire si immersive et réaliste. C’est ce qui lui donne sa poésie aussi. Comme dans la vraie vie, des trucs absurdes, minuscules mais qu’on remarque quand même, se percutent au déroulement des choses. On sent que l’autrice appréciait certains petits éléments, certains contours, et qu’elle ne s’est pas embarrassée de savoir si ça servait ou non son récit. Cette liberté donne une coloration qu’on connaît peu ailleurs.

Ensuite – ça pourrait paraitre anodin – les personnages passent leur temps à faire référence au cinéma. Ça n’a rien à voir avec le sujet mais ça n’empêche pas Allan de citer d’innombrables films. Et la question du cinéma va plus loin, pour moi son influence se retrouve également dans la forme. Un des dispositifs formels de La fracture consiste à intercaler des textes de statut différent dans le récit. La trame se compose ainsi de sources éclatées, extraits de livres de géographie, de copies d’examen, de rapport de police, de journaux intimes ou de romans publiés dans l’univers des personnages. La succession de tels textes projette sans cesse le lecteur d’un bout à l’autre de l’histoire, à un autre niveau de compréhension, lui collant sur le nez des lunettes de teinte différente. Ce n’est pas simplement un enchainement de points de vue. Cette dimension technique, parfois scientifique, des registres d’écriture dans le livre impose de prendre l’histoire sous un autre angle, au niveau disciplinaire, en termes d’approche, d’enjeux, de subjectivité. Ça travaille le récit et ça influence la lecture d’une façon très subtile, en donnant par exemple de la crédibilité à des notions invraisemblables. Le lien avec le cinéma dans tout ça, c’est que cette succession de sources fonctionne comme un enchainement de scènes. C’est comme si chaque fin de chapitre était un écran noir.

La fracture est impressionnant aussi par l’émotion qu’il procure. Chez moi, pas de palpitations, de fébrilité ou de sentiment qui déborde. On a envie de le rouvrir en permanence, mais dans une impression de grand calme et de sérénité. C’est un truc qui se passe au niveau du cerveau, ça a allumé chez moi un réseau de réflexions, comme si on avait installé pour la première fois l’éclairage public dans des ruelles reculées. C’est un tour de force d’écrire une histoire si compliquée avec autant de clarté. Si vous l’avez lu et que vous avez une hypothèse sur la fin et sur les mystères qui entourent l’histoire, slidez dans mes DM s’il-vous-plait. J’en suis à vouloir chercher sur Reddit des théories de fans et je ne trouve pas et ça me rend dingue. Et si vous ne l’avez pas lu, lucky you.

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